Leurs perspectives et la nôtre
Ils sont contents d’eux-mêmes, les représentants politiques de la bourgeoisie à la tête de l’État. Alassane Ouattara vient de déclarer triomphalement à l’occasion de la fête de l’indépendance : « l’économie de la CI est au mieux. Le PIB a un taux de croissance à deux chiffres. Les perspectives pour les années à venir sont bonnes. Nous serons un pays émergent à l’horizon de 2020. »
Et oui, la bourgeoisie grande, moyenne et même petite peut être contente, la quasi-guerre civile terminée, la situation politique et militaire plus ou moins stabilisée, les affaires ont redémarré.
Ceux qu’on appelle les grands investisseurs reviennent si tant est qu’ils sont partis. Les investissements reprennent. Bouygues a pu passer à l’exécution du contrat juteux de la construction du 3ème pont. Le port, si cher au cœur et au coffre-fort de Bolloré intensifie son activité, au point qu’il a besoin d’un deuxième terminal à conteneurs dont il a décroché le contrat. Les grands prédateurs du capitalisme français ont tout l’air d’estimer que la CI est en train de redevenir le terrain de chasse préféré de l’Afrique occidentale qu’elle a été dans le passé.
Et les grands fauves entraînent derrière eux les hyènes, les chacals, les vautours, tous les affairistes petits ou grands qui, attirés par l’odeur du profit, intensifient l’activité économique.
Le gouvernement sait dérouler le tapis rouge devant Bolloré, Bouygues et autres Aga Khan. Mais ces gens-là ne se contentent pas seulement de tapis rouge. Ils veulent des infrastructures là en tout cas où ils en ont besoin. D’où cette fièvre de construction de routes, de ponts et d’extension de centrales électriques. Il est même question de construire une ligne de tramway à Abidjan. Pour suivre le mouvement, des cimenteries s’agrandissent et on en construit même de nouvelles.
Là où ces investissements dans les infrastructures sont rentables, les capitaux privés s’agglutinent. Là où ce n’est pas rentable, ou pas assez, ils laissent à l’État le financement total ou partiel.
Ce sont les véritables raisons de la fièvre de construction et de réparation de voiries qui semble avoir saisi l’équipe au pouvoir.
Il ne s’agit pas d’assainir les quartiers pauvres, et assurer à leurs populations croissantes, l’eau potable, l’électricité. Les routes ne sont pas goudronnées pour que les travailleurs rentrant chez eux le soir ne soient pas obligés de marcher dans la gadoue.
Non, l’État finance ce qui est utile voir indispensable au grand capital. Quant à la bourgeoisie moyenne et petite, ivoirienne, libanaise ou française qui s’étoffe, c’est leurs demandes actuelles et les anticipations sur leurs demandes futures qui font pousser des centres commerciaux, des hôtels, des logements et de nouveaux quartiers aisés.
La CI n’est pas encore complètement redevenue cet eldorado pour la bourgeoisie qu’elle l’a été au temps où elle était incontestablement la base d’expansion des grands capitaux français dans la sous-région. Mais Ouattara le promet, elle va le redevenir. Tout est fait pour favoriser cette évolution, jusqu’à y compris les questions administratives concernant les visas, jusqu’à l’ouverture de nouvelles lignes aériennes et peut-être, l’agrandissement de l’aéroport.
Certaines catégories de travailleurs bénéficient de certaines retombées de cette effervescence économique. Mais si peu !Ceux du bâtiment trouvent un peu plus facilement du travail, c’est-à-dire le droit de se faire exploiter pour construire des logements qu’ils ne pourront jamais se payer.
Pour le reste, rien. Le chômage reste très élevé. Les salaires ne progressent pas en fonction de l’effervescence économique, ni dans les usines, ni sur les chantiers de construction. Sur les chantiers, le salaire d’un ouvrier qualifié, maçon, menuisier, tourne autour de 5000 CFA par jour et celui d’un manœuvre, 2500- 3000 CFA. Dans les usines, aux embauchés déjà mal payés, les patrons substituent des journaliers encore plus mal payés avec des salaires de 2500 CFA.
La vie des familles ouvrières ne se trouve en rien améliorée. Et il ne faut pas être prophète pour prédire que si le rêve de Ouattara se réalise et que la CI devient un pays émergent, l’écrasante majorité des classes travailleuses des villes et des campagnes n’émergera pas de la misère.
Il ne faut pas s’en étonner. Cette société capitaliste est ainsi faite : lorsque pour des raisons propres au fonctionnement chaotique de l’économie capitaliste ou pour des raisons politiques, la vie économique est en crise, c’est le monde du travail qui en paie les frais. Et lorsque l’économie reprend, c’est la seule classe qui n’en bénéficie pas.
Exiger des salaires qui permettent de vivre !
La reprise économique elle-même est cependant un élément du rapport de forces dont les travailleurs ont intérêt de se saisir. Les patrons capitalistes ne peuvent faire fructifier et accroître leurs capitaux que grâce au travail de leurs salariés. Ils ont besoin de nous, qu’ils payent donc les salaires qui nous permettent de vivre !
C’est le moment d’exiger ce qui est notre dû même dans le cadre de ce système économique où tout est fait pour écraser ceux qui produisent et créent les richesses. Il ne faut pas hésiter, d’autant moins que certains porte-voix du grand patronat, comme Mahamadou Silla, président de l’Union des Grandes Entreprises de CI (UGECI), font déjà des discours pour expliquer que les travailleurs de ce pays ne sont pas assez productifs et donc, pas assez compétitifs dans la concurrence internationale pour permettre à la Côte d’Ivoire de décoller. En d’autres termes, même la bonne marche de l’économie leur servira de prétexte pour aggraver la condition ouvrière.
Aussi, le mieux qu’on puisse espérer de cette croissance à deux chiffres dont se vante Ouattara, c’est que les travailleurs se sentant un peu moins talonnés par l’angoisse de perdre leur travail et de ne pas en retrouver, reprennent confiance en eux-mêmes et s’engagent sur le chemin de la lutte, la seule voie pour imposer leurs exigences vitales.
L’embellie économique dont se vantent les dirigeants politiques résulte cependant plus des destructions dues aux affrontements entre bandes armés et de la volonté des affairistes de compenser vite la stagnation de la période d’instabilité qu’elle n’annonce une ère de croissance économique.
L’économie capitaliste mondiale est en crise. L’activité économique stagne, voire recule même dans les riches pays impérialistes d’Europe. Même dans le secteur du bâtiment, les embauches ralentiront lors-qu’auront été construits les infrastructures nécessaires au grand capital et lorsque les demandes de logements venant de la petite bourgeoisie plafonneront.
Les menaces des rivalités pour le pouvoir
Et puis, la vie politique ne s’est stabilisée qu’en surface. Les choses peuvent changer, de nouveau, brutalement. Non seulement la classe dirigeante n’est pas capable d’assurer à la majorité travailleuse de la population la nourriture quotidienne, elle ne peut même pas garantir la paix.
Rappelons-nous avec quelle rapidité, on est passé du « miracle ivoirien » à la crise politique puis à la guerre entre bandes armées rivales. Avec quelle facilité s’est succédé aux années où les travailleurs avaient une petite chance de trouver du travail et les paysans de vivre de leurs récoltes à ces années de tuerie dans la population, de destructions, de conflits ethniques avec tous les dégâts laissés sur le plan matériel et dans les consciences.
Il y aura d’autant moins un deuxième miracle ivoirien que le premier n’en était pas déjà un. La vie politique recèle tant de rivalités non seulement entre les camps d
e ceux qui sont au pouvoir et de ceux qui y étaient au temps de Gbagbo mais à l’intérieur même de ces camps qu’elles peuvent à tout moment se changer en conflits. A peine Ouattara a-t-il consolidé sa position grâce à l’intervention militaire française, le soutien de ses protecteurs de Paris et l’appui du grand capital, que la guerre pour sa succession s’amorce déjà entre ses principaux sous-fifres Soro et Bakayoko. Il suffirait de pas grand-chose, d’un ébranlement même accidentel de la fragile équilibre du pouvoir pour que les rivalités plus ou moins dissimulés éclatent au grand jour.
Rien ne garantit même que le calendrier électoral qui prévoit des élections présidentielles en 2015 se déroule comme le souhaiteraient les protecteurs de Paris, si fiers d’avoir « rétabli la démocratie » en chassant Gbagbo par la force des armes. La campagne électorale ravivera tout naturellement non seulement les ambitions personnelles des candidats potentiels, mais les innombrables ambitions locales, régionales de tous ceux qui briguent des sinécures en liant leurs carrières aux appareils des trois principales formations politiques, le RDR de Ouattara, au pouvoir, le PDCI de Konan Bédié qui y est associé mais qui ambitionne plus qu’il n’en a, ou le FPI de Laurent Gbagbo/Affi N’Guessan dont les cadres commencent à trouver pesant d’être écartés de la mangeoire du pouvoir central. D’où les tensions à l’intérieur du PDCI entre ceux qui veulent prolonger l’entente avec Ouattara et ceux qui voudraient que leur parti présente son propre candidat. D’où la dissension au FPI entre ceux qui ne jurent que par Gbagbo et son retour au pays et ceux qui trouvent qu’il ne faut pas bouder trop longtemps les élections.
Contre les partis de la bourgeoisie et des riches, la nécessité d’un parti des travailleurs et des pauvres
On pourrait se dire que tous ces micmacs entre coteries politiques ne concernent pas les travailleurs. Elles sont toutes au service de la bourgeoisie ou rêvent d’y être, sans qu’aucune d’elles ne soit plus sensible aux intérêts des travailleurs que les autres.
Pour se faire élire, ils se feront concurrence en jouant sur toutes les cordes, à l’exception de la mise en cause du pouvoir économique et sociale de la bourgeoisie et de la dictature du grand capital. Ils joueront sur leur appartenance ethnique ou religieuse, ils prétendront représenter les intérêts de leur région, ils feront la cour aux chefs et rois traditionnels, ils flatteront les préjugés les plus réactionnaires.
Bien plus dangereux encore : dans leur rivalité, les cliques politiques sont toutes capables de ressortir les ficelles de l’ethnisme, de la xénophobie avec toutes les conséquences et toutes les menaces que cela recèlent.
Alors, oui, les travailleurs doivent se saisir des occasions pour améliorer par la lutte leurs conditions matérielles. Mais il faut, aussi et surtout, qu’ils se donnent une force politique à eux, un parti politique à eux qui refuse l’ethnisme, qui refuse que l’on dresse les opprimés les uns contre les autres, et qui se battent pour les intérêts de la classe ouvrière contre leurs véritables ennemis, la grande bourgeoisie et la caste des privilégiés qui nous exploite par temps de paix et qui tue et détruit par temps de guerre.