La question des réparations

04 mai 2021

Esclavage

(Nous publions ci-dessous de larges extraits d’un texte du groupe communiste révolutionnaire Combat ouvrier (Union communiste internationaliste), qui milite en Guadeloupe et Martinique. Cette question de la réparation des préjudices causés par l’esclavage n’est pas très débattue sur le continent africain, tout au moins en Afrique francophone, en dehors d’un petit cercle de la petite bourgeoisie intellectuelle. Nous souhaitons néanmoins affirmer notre position de communiste révolutionnaire sur cette question car elle est à l’opposé de celle des nationalistes petits bourgeois.)

La revendication de réparations pour la traite et l’esclavage des Noirs du 17ème au 19ème siècle revient depuis plusieurs années. Elle est portée par certaines associations dans l’Hexagone, par des organisations indépendantistes aux Antilles, par certains États d’Afrique et de la Caraïbe.

Depuis des années, en France, le CRAN (Conseil représentatif des associations noires), le MIR (Mouvement international pour les réparations), entre autres, revendiquent des réparations. L’assignation en justice de l’État français par le MIR et le Conseil mondial de la diaspora panafricaine en 2005 n’a pas abouti. La plainte est maintenant déposée à la Cour européenne de justice, qui l’a jugée recevable. Les plaignants y voient déjà un progrès de l’action juridique.

Treize États du Caricom (Caribbean Common Market, Marché commun des Caraïbes), les ex-colonies britanniques de la Caraïbe, ont décidé d’engager une procédure devant l’ONU contre l’Angleterre, la France et les Pays-Bas. Aux Antilles françaises, de jeunes activistes organisent depuis plusieurs mois des actions d’éclat. Ils bloquent les supermarchés des Békés, détruisent des statues rappelant l’esclavage et le colonialisme. Ils réclament des réparations.

Réparation et nationalisme

Pour l’instant, les grandes puissances occidentales font la sourde oreille. Mais, dans le cas même où des réparations seraient accordées, quelle serait leur destination? Elles permettraient surtout de garnir le budget des États de la Caraïbe et d’Afrique qui les réclament, quitte à être récupérées au passage par les dirigeants pour eux-mêmes. Quand on connaît le degré de corruption de la classe politique dirigeante en Haïti et en Afrique, c’est une quasi-évidence. Déjà, la misérable aide internationale accordée chichement à ces États est allègrement détournée par cette classe politique, avec la complicité des grandes puissances. Pendant ce temps, la classe ouvrière, les couches populaires et pauvres vivent une misère atroce.

En Guadeloupe et en Martinique, les nationalistes espèrent, en cas de réparations, une somme conséquente qui alimenterait le budget d’un éventuel futur État indépendant. En aucun cas, dans des États sous régime capitaliste, ces réparations ne seraient directement versées aux exploités noirs, aux Noirs pauvres. Pour l’instant, la revendication des réparations demeure une antienne qui permet aux organisations nationalistes d’entretenir leurs militants sur le plan idéologique et de leur fournir un objectif.

Capitalisme et esclavage

La presse, après les émeutes qui ont suivi l’assassinat de George Floyd (aux États-Unis), a révélé ou rappelé l’origine esclavagiste de certaines grandes firmes ou sociétés ayant pignon sur rue. Ainsi, l’assureur français AXA est issu de plusieurs sociétés d’assurance, dont la plus ancienne, la Compagnie d’assurances mutuelles contre l’incendie de Paris, date de 1816. Son fondateur, Jacob du Pan, avait fait fortune à Saint-Domingue, la grande colonie sucrière française, devenue indépendante en 1804 sous le nom de République d’Haïti. Autre exemple, Marie Brizard fut d’abord, au milieu du 18ème siècle, une liqueur bordelaise échangée en Afrique de l’Ouest contre des esclaves. Et LVMH, leader mondial du luxe, possède la maison de cognac Hennessy, qui fit également des affaires dans le commerce colonial. Les marchands qui fondèrent en 1800 la Banque de France, alors une banque privée adossée à l’État, avaient également fait fortune dans les colonies. Un des principaux actionnaires de cette banque n’était autre que Napoléon Bonaparte, qui vivait des revenus des plantations esclavagistes possédées en Martinique par son épouse, Joséphine de Beauharnais. Alors que l’esclavage et la traite avaient été abolis en 1794 pendant la Révolution, Napoléon les rétablit en 1802, l’affaire étant bien trop lucrative. L’esclavage perdura jusqu’en 1848 dans les colonies françaises.

En Grande-Bretagne, à la suite de la publication récente de recherches, les banques Barclays et HSBC ainsi que le groupe d’assurances Lloyd’s ont dû reconnaître qu’une partie de leurs fondateurs ou anciens administrateurs avaient bénéficié des riches retombées financières de la traite des Noirs et de l’esclavage. D’autres sociétés aussi prospères, comme le brasseur Greene King, la Royal Bank of Scotland, la banque d’Angleterre, dont les gouverneurs et directeurs fondateurs possédaient des plantations, ont commencé à prospérer sur la manne procurée par l’esclavage. Pour ne pas risquer d’être boycottées par des associations antiracistes, plusieurs de ces sociétés viennent de formuler des excuses. Les exemples d’enrichissement sur la traite et l’esclavage foisonnent. L’historien trinidadien Eric Williams (1911-1981), dans son ouvrage Capitalisme et esclavage (1944), en cite de très nombreux. Il explique notamment comment le commerce des chaînes d’esclaves, produites par l’industrie britannique naissante, avantagea les maîtres de forge.

Aux Antilles, si tous les Blancs locaux ne sont pas riches, les plus riches se trouvent parmi ces Blancs issus des vieilles familles esclavagistes du passé. Ce sont les Békés, appellation provenant probablement de la langue Igbo du Nigeria signifiant «Blancs» ou de «M’Béké» de la langue ashanti signifiant «ceux qui détiennent le pouvoir». Ces familles riches ont tiré leur fortune originelle de l’exploitation des esclaves dans les plantations de canne à sucre et les distilleries de rhum. Aujourd’hui, elles possèdent une grande partie des plantations de bananes, surtout en Martinique, et des parts importantes dans les groupes de la grande distribution, comme Carrefour. L’exemple le plus édifiant est celui de Bernard Hayot, qui détient aujourd’hui la plus grande fortune des Antilles et figure dans le top 500 des fortunes de France. Le GBH (Groupe Bernard Hayot), c’est Carrefour, M. Bricolage, Decathlon, Euromarché, Renault, Y. Rocher et d’autres aux Antilles et dans le monde. Une série de familles blanches, riches ou aisées, comme les Huyghues Despointes, Fabre, de Reynal, Vivies, Loret, Aubéry, Assier de Pompignan, Damoiseau, s’ajoute à cette liste de descendants de propriétaires d’esclaves. À La Réunion, ce sont par exemple les familles Barau, de Chateauvieux, Isautier, les «gros Blancs» correspondant aux Békés des Antilles.

Ces familles et ces grandes sociétés européennes sont donc économiquement issues d’une accumulation primitive de capital dont la traite et l’esclavage furent l’une des sources criminelles. Elles furent en partie à l’origine de la fondation du capitalisme international. Le comble est que l’abolition de l’esclavage s’est accompagnée d’indemnisations des anciens propriétaires d’esclaves par les puissances esclavagistes pour la perte de leurs esclaves.

Le 17 avril 1825, une ordonnance du roi de France, Charles X, imposait à Haïti, alors dirigé par Boyer, de payer des réparations aux colons privés de leurs esclaves après l’indépendance. Il envoya une flotte de 14 navires pour menacer l’État haïtien d’une nouvelle guerre en cas de non-paiement. Exsangue après sa guerre victorieuse
contre les troupes françaises, l’État haïtien se vit réclamer 150 millions de francs-or, ramenés à 90 millions quelques années après. Cette somme correspondrait aujourd’hui à environ 25 milliards d’euros. Elle dut être empruntée à des banques françaises et américaines, auxquelles il fallut rembourser capital et intérêts, et constitua un terrible fardeau pour Haïti jusqu’en 1947. C‘est une des causes de l’extrême pauvreté de ce pays aujourd’hui.

Dans le sillage de la révolution de février 1848 en France, des luttes des esclaves des Antilles et des manifestations des ouvriers parisiens, la Commission pour l’abolition de l’esclavage fut créée le 4 mars 1848 et présidée par Victor Schœlcher. Le décret d’abolition est signé le 27 avril 1848 par le gouvernement provisoire.

La commission proposa l’indemnisation des propriétaires d’esclaves et le 30 avril 1849, en France, l’Assemblée nationale vota la loi d’indemnisation des colons ex-propriétaires d’esclaves des Antilles-Guyane, de La Réunion et du Sénégal pour la «perte» de 247.810 esclaves. Selon l’historien Claude Ribbe, la somme de 123 784 426 francs (comparable en valeur relative à l’indemnité qu’ont dû verser les Haïtiens) leur fut versée. Elle équivaudrait à 4,4 milliards d’euros aujourd’hui. Des décrets vinrent répartir les sommes entre les territoires concernés. Les esclavagistes de La Réunion reçurent 711 F par esclave (pour 60 651 esclaves), ceux de Guyane 624 F (12 525 esclaves), ceux de Guadeloupe 469 F (87 087 esclaves), ceux de Martinique 425 F (74 447 esclaves), ceux du Sénégal 225 F (9 800 esclaves), ceux de Nossi-Bé et Sainte-Marie (Madagascar) 69 F (3 300 esclaves). À La Réunion, Marie-Hermelinde Million des Marquets reçut, pour 121 esclaves affranchis, 86 031 F, l’équivalent de 3 millions d’euros.

1,4 million d’esclaves africains au moins ont été déportés par les armateurs français des grands ports comme Nantes, Bordeaux, La Rochelle, Le Havre et Honfleur, vers les colonies françaises des Antilles. Environ 150 000 furent déportés à La Réunion. 3,4 millions d’esclaves ont été déportés par les négriers de Grande-Bretagne jusqu’aux colonies sucrières des Antilles, en Guyane britannique et à l’île Maurice. Lors de l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques, en 1833, quelque 20 millions de livres sterling de l’époque (120 milliards d’euros d’aujourd’hui), soit 40 % du budget de l’État, furent versés en indemnités aux propriétaires d’esclaves. Ces sommes furent à l’origine de nombreuses fortunes dans la banque, l’industrie, les chemins de fer, l’assurance, des fortunes parfois toujours bien présentes aujourd’hui.

Un pourcentage des indemnités versées aux ex-propriétaires d’esclaves aura servi à créer les banques de Guadeloupe, de Martinique et de La Réunion en 1851 et 1853, au profit des mêmes ex-possédants d’esclaves. L’article 7 de la loi des 19 janvier, 23 et 30 avril 1849 avait en effet prévu que, sur la rente accordée aux esclavagistes, le huitième de la portion afférente aux colonies de la Guadeloupe, de la Martinique et de La Réunion serait prélevé pour servir à l’établissement d’une banque de prêt et d’escompte dans chacune de ces colonies.

Ces banques émettaient elles-mêmes des billets jusqu’en 1944, et ont continué à le faire jusqu’en 1952 sous le contrôle de la Caisse centrale de la France d’outre-mer, ancêtre de l’actuelle Agence française de développement […]

La réparation véritable : la révolution socialiste mondiale

Aujourd’hui, les pauvres les mieux placés pour renverser ce système sont les esclaves salariés, les travailleurs. Car ils sont au cœur même de la machine capitaliste : les usines, les entreprises. Ils produisent tout. Ils forment, par leur travail et leur nombre, une force potentielle considérable. L’exploitation de leur force de travail permet aux capitalistes de réaliser des profits fabuleux. En expropriant la bourgeoisie, en collectivisant la propriété privée des moyens de production, les travailleurs en feront bénéficier l’ensemble des classes populaires et pauvres.

Le capitalisme, on l’a vu, est né en réduisant en esclavage des millions d’hommes africains. Mais il s’est aussi constitué sur l’exploitation, la sueur, le sang de millions d’hommes, de femmes et d’enfants d’Europe, de tous les pays, sur plusieurs siècles. La dette des États impérialistes pour l’esclavage des Noirs est incommensurable. Ni les 200 milliards ni tous les milliards ne feront le compte.

À plus forte raison est incommensurable la dette des pays riches et de la bourgeoisie à l’égard des milliards d’exploités de tous les pays et de toutes les couleurs. La réparation véritable viendra de l’expropriation générale au profit des exploités des richesses accumulées par le capitalisme, sur l’esclavage et sur l’oppression effroyable des peuples et des classes pauvres de la planète. Seule la destruction du système capitaliste le permettra. Et elle ne peut être que mondiale. La récupération des richesses par les Noirs pauvres de tous les pays est donc indissociable de la lutte de tous les autres opprimés de la terre.

C’est dans cette seule voie que les descendants des esclaves noirs trouveront leur part. Mais ils ne le pourront qu’à l’issue de la révolution victorieuse de tous les exploités. Il sera alors possible d’engager la société humaine dans la voie que les travailleurs russes, avec le Parti bolchevique et ses dirigeants, Lénine et Trotsky, avaient ouverte il y a 103 ans, quand ils avaient détruit l’État féodal et capitaliste et érigé pendant six ans un État ouvrier conçu comme première étape de la révolution mondiale.

Seule cette voie permettra de sortir de la barbarie du système capitaliste. L’étroitesse de l’idéologie nationaliste ne peut offrir cette perspective. Elle a déjà conduit à bien des impasses et ne peut que mener dans le mur.