Un pouvoir à la recherche d’une bouée de sauvetage
MALI
Le vent de la contestation sociale secoue fortement le pouvoir du président malien Ibrahim Boubacar Keïta (IBK). Les manifestations du 5 et du 19 juin ont rassemblé plusieurs dizaines de milliers de personnes aux cris de « IBK démission ». Ce sont les fraudes électorales lors des dernières élections législatives qui ont été le détonateur du mouvement mais s’il y a eu autant de gens dans la rue, c’est parce IBK et son clan ont accumulé les ressentiments et les frustrations de nombreuses catégories sociales de la population malienne durant des années.
Sentant la terre trembler sous ses pieds, le président malien utilise toutes sortes de ruses pour désamorcer la contestation : renouer le dialogue avec des personnalités de l’opposition, les acheter si possible en leur offrant une place au gouvernement, refaire éventuellement les élections législatives là où les résultats sont contestés, modifier la composition de la Cour constitutionnelle dont la présidente est discréditée parce qu’elle a validé les résultats frauduleux des dernière élections, lâcher quelques concessions aux enseignants en grève, etc.
Il y a certainement dans l’opposition actuelle des candidats prêts à monnayer leur position en échange d’une place à la mangeoire mais si jusqu’à présent on ne les voit pas se bousculer au portillon c’est parce qu’ils ne savent pas si en montant dans l’embarcation d’IBK ils ne risquent pas de sombrer avec lui au cas où la tempête sociale soufflerait encore plus fort.
Jusqu’à présent, malgré l’intervention des émissaires de la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) et l’Union Africaine, l’imam Mahmoud Dicko qui est à la tête du mouvement de contestation, semble s’en tenir à son mot d’ordre appelant le départ d’IBK.
Cet imam n’est devenu un adversaire d’IBK que récemment. Il a été un des principaux soutiens de ce même IBK lors de l’élection présidentielle de 2013. Il était alors à la tête du Haut Conseil islamique et ne cachait pas son « amitié » avec le candidat IBK. Durant les premières années de pouvoir d’IBK après son élection en 2013, l’imam Dicko a fait partie des personnalités invitées aux voyages officiels du président, notamment dans les pays du Golfe, pour obtenir quelques miettes des monarchies pétrolières auprès de qui il avait bonne presse.
Cet imam ne cache pas son idéologie réactionnaire basée sur les principes les plus rétrogrades. En 2009, lorsque le président Amadou Toumani Touré (ATT) a voulu apporter un semblant de toilettage au vieux code de la famille en vigueur au Mali, l’imam Dicko a brandi le Coran pour s’opposer à toute modification relative au statut de la femme. Pas question de relever l’âge minimum de mariage légal des jeunes filles (qui était alors fixé à 15 ans voire moins si les parents et le juge l’autorisaient). Pas question de relever la part de l’héritage des femmes et des filles en cas de décès du conjoint ou du père ni de modifier ou de supprimer la partie stipulant que la femme doit « obéissance à son mari ».
Cet imam a mobilisé plusieurs dizaines de milliers de personnes dans les rues et dans le stade de Bamako pour exiger le retrait de ce nouveau code de la famille. ATT a fait marche arrière et l’a retiré alors qu’il venait d’être voté au parlement.
Ce qui était arrivé au président ATT en 2009 arriva aussi à IBK en décembre 2018 lorsque son ministre de l’Éducation nationale a voulu introduire à l’école publique quelques notions d’éducation sexuelle. L’imam Dicko a de nouveau multiplié les prêches dans les mosquées et mobilisé ses partisans contre l’introduction de soi-disant « valeurs occidentales » dans la jeunesse. Le président ami d’hier, est devenu la bête noire de l’imam.
Très rapidement, IBK a reculé devant la mobilisation en contredisant le projet de son ministre. Ce faisant, il n’a fait que renforcer la popularité de cet imam devenu au fil du temps, le point de convergence des opposants au régime. On trouve à ses côtés, de nombreux politiciens, des anciens Premiers-ministres ou ministres, déçus pour avoir été exclus par IBK ou pour n’avoir pas été choisis par lui, des dirigeants d’associations religieuses, des gens qui reprochent à IBK d’être « trop mou » face à la rébellion dans le Nord, d’être trop à la botte de la France, de ne pas être capable de juguler les mouvements terroristes, de « sacrifier » les soldats maliens, de sacrifier la scolarité de la jeunesse, d’utiliser ses soldats pour massacrer des villageois, etc.…
À cela il faut ajouter le ras-le-bol général contre le couvre-feu et contre l’aggravation des conditions d’existence d’une grande partie de la population, l’incapacité du pouvoir à faire fonctionner correctement l’eau et l’électricité, la corruption qui gangrène l’appareil d’État jusqu’au sommet, etc.
Au total cela fait beaucoup de mécontents, y compris au sein de l’appareil d’État et de l’armée. Cela explique peut-être le fait que dans la situation présente, IBK cherche plutôt le consensus et la négociation avec l’imam plutôt que la confrontation brutale.
Les travailleurs, qu’ils soient salariés de l’administration ou du secteur privé, ont aussi des choses à dire contre ce régime qui les méprise. Ils ont leurs revendications à faire valoir, concernant les salaires, les logements, la scolarité de leurs enfants, la cherté de la vie, etc.
L’État malien est entre les mains d’une clique plus apte à dilapider les caisses publiques pour son enrichissement personnel qu’à répondre aux besoins de la population. Mais les hommes politiques qui aujourd’hui sont regroupés derrière l’imam Dicko et qui demandent le départ d’IBK, ne valent pas mieux. Ils ont déjà « mangé » à sa table ou à celui de ses prédécesseurs. Aller à leur remorque et les aider à revenir au pouvoir ce serait comme si on leur donnait le bâton pour nous frapper.
La seule politique qui permettrait de défendre les intérêts présents et futurs des travailleurs serait celle qui leur permettrait d’agir en tant que classe sociale ayant des objectifs et des intérêts qui ne sont pas les mêmes que ceux des politiciens professionnels de la bourgeoisie. Si les travailleurs ne se dotent pas d’une organisation politique propre à leur classe sociale, ils risquent de servir de marchepied à leurs ennemis de demain.