Un pouvoir central mis à mal par une contestation qui ne faiblit pas

18 octobre 2016

ÉTHIOPIE

Le dimanche 2 octobre, c’était la grande fête traditionnelle Oromo, « Ireecha », qui se tient chaque année à Bishoftu à 45 km au sud d’Addis-Abeba. Elle rassemble généralement des millions de personnes. À cette période où, dans les grandes villes Oromo et Amhara, les populations subissent la répression car elles protestent contre le pouvoir, il est évident que les gens n’ont pas voulu entendre à cette occasion les discours hypocrites de dirigeants favorables au gouvernement. Comme il fallait s’y attendre, ils se sont fait huer et les slogans contre le régime dirigé par Hailé Mariam Dessalegn ont été largement entonnés par la foule.

Les forces de l’ordre sont intervenues violemment lorsque la foule a voulu s’emparer de la tribune officielle. Des hélicoptères ont lancé des gaz lacrymogènes. Cela a déclenché une grande bousculade provoquant la mort de dizaines de personnes. Peut-être des centaines, on ne saura jamais les chiffres exacts.

Trois jours après cet événement tragique, le 5 octobre, il y a eu aussi des manifestations dans la capitale Addis-Abeba, où une ressortissante américaine a été tuée par un jet de pierre. Une usine textile turque et une cimenterie nigériane, toutes deux implantées sur des terres confisquées aux paysans locaux, ont été saccagées et incendiées par des groupes de plusieurs centaines de personnes. Une usine néerlandaise a été aussi visée.

Le pouvoir central éthiopien est confronté à une grave crise politique. Depuis un an, il y a des manifestations de mécontentement dans toutes les grandes villes de la région Oromia. Les populations protestent contre le manque de démocratie dans le système fédéral en vigueur dans ce pays. Le mécontentement contre le régime est d’autant plus profond qu’il s’appuie sur une spoliation de terres agricoles dont sont victimes les paysans. En effet depuis la nouvelle Constitution de 1995, toutes les terres du pays sont sensées appartenir à l’État et les propriétaires sont considérés dorénavant comme de simples locataires. Les Oromo sont plus de 30 millions et représentent un tiers de la population éthiopienne. Pour eux, peuple éleveur et agriculteur vivant sur une grande partie du pays, cette décision est inacceptable, d’autant plus que l’État vend les terres accaparées aux capitalistes nationaux et internationaux. Ce sont des millions d’hectares qui sont ainsi vendus pour être transformés en cultures industrielles.

En novembre 2015, le gouvernement voulait confisquer des terres Oromo autour d’Addis-Abeba sous prétexte d’agrandir la capitale. En réalité, il voulait les vendre aux capitalistes pour diverses activités. La population a protesté fermement pendant plusieurs semaines. Et finalement le gouvernement a reculé. Depuis, les manifestants n’ont pas lâché prise.

Même si pour l’instant, c’est dans la population oromo que l’hostilité contre la confiscation de terre est la plus visible, elle concerne néanmoins l’ensemble de la paysannerie de ce pays. Déjà au mois d’août, la population Amhara a commencé à protester contre le même type de spoliation qui lui est infligée. Du coup, la protestation au sein de la population Oromo a repris de la vigueur. Les événements tragiques au cours de la récente fête d’Ireecha n’ont fait que rajouter de l’huile sur le feu.

À ce sentiment de spoliation s’ajoutent les effets de la crise économique, la même crise qui frappe de nombreux pays depuis 2008. L’ensemble de la population subit l’augmentation des prix des denrées alimentaires. Le pain, le riz, la farine de mil sont trop chers par rapport aux modestes revenus des petites gens, plus particulièrement des travailleurs dont les salaires ne suffisent pas à payer la nourriture et le loyer.

Les classes pauvres sont chassées loin du centre-ville d’Addis-Abeba par les autorités pour permettre aux grandes sociétés immobilières de construire des ensembles modernes pour satisfaire l’appétit grandissant de la bourgeoisie locale dont les affaires vont plutôt bien malgré la crise. Le gouvernement a fait construire des lignes de tramway traversant la capitale de part en part, mais le prix du transport est inabordable pour les travailleurs. Ceux-ci sont contraints de marcher pour économiser l’argent du transport.

Le gouvernement éthiopien se vante d’avoir réalisé un taux de croissance économique supérieur à 10% lors de la dernière décennie mais ce sont les classes aisées qui en ont le plus profité. Les jeunes des classes populaires ne voient pas d’avenir dans le pays. Pour la plupart, ils sont en chômage, condamnés à faire des petits boulots ou être à la charge des parents. Leur rêve, c’est de quitter le pays par tous les moyens. Ceux qui ont du travail, l’ont par des relations.

Dans ces circonstances, le fait que l’essentiel du pouvoir soit détenu par des ressortissants de l’ethnie minoritaire Tigréenne (6% de la population totale du pays) est ressenti par les autres composantes ethniques comme une injustice de plus en plus insupportable. C’est sur ce sentiment d’oppression à caractère ethnique que tentent de surfer depuis plus de 20 ans les politiciens d’organisations nationalistes comme le FLO (Front de Libération Oromo, basé en Erythrée) afin de canaliser le mécontentement populaire en leur faveur. Du coup, le pouvoir central accuse tous ceux qui s’opposent à sa politique d’être manipulés par des « sécessionnistes».

Comment va évoluer cette crise politique dans les prochains jours ? Le pouvoir central prépare-t-il un bain de sang pour écraser le mouvement de contestation ? Des galonnés de l’armée éthiopienne ne seront-ils pas tentés de profiter de la situation pour s’emparer du pouvoir comme ils l’ont déjà fait dans le passé sous le règne de Sélassié ? L’État central sera-t-il capable de maintenir l’unité du pays malgré les forces qui agissent dans le sens opposé ?

Ce pays apparaissait jusqu’ici aux yeux des grandes puissances comme stable. Elles pouvaient compter sur ses dirigeants pour faire le sale travail de gendarme du maintien de l’ordre impérialiste dans cette région, notamment en combattant les groupes armés terroristes dans la Corne de l’Afrique. Mais ce qui se passe ces jours-ci dévoile la fragilité de la dictature qui règne dans ce pays.

L’absence d’une organisation politique propre à la classe ouvrière dans ce pays de plus de 92 millions d’habitants est un lourd handicap pour l’ensemble des travailleurs. C’est une nécessité vitale pour faire entendre un autre son de cloche, une politique de classe pour l’ensemble des exploités, par-delà les clivages ethniques et régionaux. On ne peut qu’espérer qu’en cette période d’agitation politique naisse au sein de la jeunesse ouvrière et intellectuelle un petit noyau de militants pour s’atteler à cette tâche. C’est le seul espoir pour que la révolte populaire ne soit pas dévoyée par des ennemis des exploités et des opprimés, déguisés en faux-amis.