À propos du débat autour du franc CFA

12 juin 2017

Le 14 avril dernier, Michel Sapin le ministre français de l’Économie (sous la présidence de Hollande), a fait le déplacement à Abidjan pour participer à une réunion des États membres de la zone CFA. Certains commentateurs ont dit qu’il était venu « au chevet du Franc CFA » qui serait un peu secoué par une petite crise. Il y aurait, au sein des dirigeants africains, des partisans d’une autonomie plus affirmée du franc CFA par rapport à la France et à l’euro et ceux qui veulent la maintenir dans son statut actuel.

Interrogé par des journalistes sur ce qu’il en pensait, Michel Sapin s’est caché derrière une neutralité hypocrite. « Ce n’est pas un sujet que j’aborde car c’est un sujet qui appartient aux Africains. Le Franc, malgré son nom est la monnaie des Africains, ce n’est plus la monnaie de la France [….] Sur toutes ces questions-là, c’est aux Africains de se prononcer et ce n’est pas à nous de le faire à leur place ».

C’est pourtant une monnaie qui vient tout droit de la colonisation française et qui illustre près de 60 ans après les indépendances, la perpétuation de la dépendance vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale. Le Franc Cfa n’est pas la seule survivance de ce lien historique ; les bases militaires françaises implantées en Afrique en font aussi partie, de même que de multiples liens culturels et humains qui se perpétuent entre le personnel politique et militaire de la France et ceux de ses anciennes colonies.

Une monnaie coloniale

Le « Franc des colonies françaises d’Afrique », l’ancêtre du Cfa actuel a été créé au lendemain de la deuxième guerre mondiale, en décembre 1945. Il reste en vigueur jusqu’à la veille de la décolonisation. Face à la montée des mouvements anticolonialistes, le général De Gaulle alors au pouvoir en France, propose à ses valets africains une certaine autonomie dans le cadre de la « communauté française ». C’est ainsi qu’à partir de 1958 le franc CFA, tout en gardant ses initiales, devient « franc de la Communauté financière africaine » pour les États membres de l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA), et le « franc de la coopération financière en Afrique centrale » pour les pays membres de l’Union monétaire de l’Afrique centrale (UMAC).

Seul le dirigeant guinéen Sékou Touré refuse de voter « oui » à l’appartenance à la « communauté » lors du référendum de 1958. La même année, la Guinée devient indépendante et Sékou Touré crée sa propre monnaie, le franc guinéen, en 1960.

En 1962, le dirigeant nationaliste malien Modibo Keita quitte à son tour la zone CFA et crée le franc malien. Il est renversé en novembre 1968 par Moussa Traoré qui obtient la réintégration du Mali dans la zone Franc en 1984.

En juin 1973, alors que Madagascar est sous un régime de militaires nationalistes, Ratsiraka (alors capitaine de corvette et ministre de Affaires étrangères du Comité militaire), met fin aux « accords de Coopération » avec la France ainsi qu’à l’appartenance de Madagascar à la zone Franc. Jusqu’aujourd’hui, l’Ariary reste la monnaie locale dont le cours change au fil des jours (actuellement, 1 euro = 3486 Ariary).

Le CFA aujourd’hui

La zone CFA actuelle est constituée de 14 États. Le Bénin, le Burkina, la Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo sont regroupés au sein de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Tandis que le Cameroun, la Centrafrique, le Congo, le Gabon, la Guinée Equatoriale et le Tchad le sont dans la CEMAC (Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale).

Deux de ces États, la Guinée Equatoriale (ex-colonie espagnole) et la Guinée-Bissau (ex-portugaise) ont intégré cette zone monétaire respectivement en 1985 et en 1997. Les îles Comores en font aussi partie mais avec un statut particulier.

Depuis 1993, les francs CFA d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale ne sont plus interchangeables. Par exemple, si un Camerounais veut aller en Côte d’Ivoire, il doit convertir ses francs CFA de la Cemac en euros, puis convertir ses euros en francs CFA de l’UEMOA ; et sur chaque transaction, il paie une taxe ! Cette aberration fait partie des conditions imposées par l’État français. Une des conditions pour garantir la convertibilité de cette monnaie c’est que chacun des États membre doit déposer 50 % de ses réserves de change (65 % jusqu’en 2005) auprès du Trésor français.

Cette monnaie est un des maillons de la domination économique et politique de l’impérialisme français sur ces États africains. L’État français « garantit » leur monnaie tout en garantissant pour ses propres capitalistes un espace économique ultra favorable. Le groupe français Bolloré qui opère dans de nombreux pays africains, peut par exemple rapatrier ses bénéfices sans difficulté et faire circuler ses capitaux dans la zone CFA sans prendre de risque et sans payer les frais de change. C’est un énorme avantage par rapport à ses concurrents.

Cette mise sous tutelle de l’économie des pays de la zone Franc est de plus en plus décriée, y compris au sein du cercle des dirigeants africains. Ceux-ci veulent bien continuer de bénéficier de la protection militaire de l’impérialisme français, mais souhaitent en même temps une marge d’autonomie plus grande dans le domaine monétaire et faire des échanges plus librement avec la Chine par exemple, ou avec d’autres pays africains.

Ce que veulent les « souverainistes » africains … et ce qu’ils font quand ils sont au pouvoir

De plus en plus de voix se lèvent en Afrique et dans la diaspora africaine pour dénoncer cette tutelle monétaire qui rappelle trop visiblement la tutelle coloniale. Elles souhaitent « couper le cordon ombilical » et créer une monnaie commune africaine non arrimée à l’Euro et dirigée de manière « souveraine » par des africains.

Le dictateur tchadien Idriss Deby, qu’on ne peut pas taxer d’anti impérialiste, fait partie de ceux-là. Il joue le rôle de bras armé de l’impérialisme français au Mali et au Niger, entre autres, et doit sa longévité au pouvoir à la bienveillance des dirigeants de l’État français. Il a néanmoins déclaré en août 2015, à l’occasion des 55 ans de l’indépendance de son pays, que « le moment est venu de couper ce cordon qui empêche l’Afrique de décoller. Il faut que cette monnaie africaine soit maintenant réellement la nôtre ». Il est au pouvoir depuis près de 27 ans et a toujours le « cordon » de l’impérialisme français collé à son nombril !

Certains économistes et hommes d’affaires africains pensent la même chose. Selon eux, c’est cette absence de souveraineté sur leur monnaie qui bride l’économie africaine et empêche ces pays de se développer. Ils disent que le franc CFA est surévalué par rapport aux monnaies d’autres pays africains tels que le Nigéria, le Ghana ou l’Afrique du Sud et que si les États de la Zone Cfa pouvaient faire fonctionner la planche à billets à leur guise, ils pourraient mieux faire face à la concurrence internationale. Ils disent que si le riz produit au Mali n’arrive pas à concurrencer celui importé d’Asie ou que le boubou fabriqué à Dubaï est moins cher que celui fabriqué au Sénégal, c’est à cause du cours trop élevé du franc CFA.

C’est une tromperie que de faire croire que si on baissait le taux de change du CFA cela irait mieux pour les populations africaines. Les travailleurs et les classes pauvres des pays de la zone CFA n’ont pas oublié la brusque dévaluation de 50% du franc CFA en janvier 1994. Cela s’est traduit pour eux par une perte catastrophique du pouvoir d’achat et par une aggravation de la misère. Les conséquences de cette dévaluation sont visibles jusqu’à nos jours car il n’y a
jamais eu de rattrapage sur les salaires alors que dans le même temps le coût de la vie n’a pas cessé de grimper.

On peut entendre le même son de cloche dans certains milieux de politiciens de l’opposition en Afrique avec un ton parfois virulent. Ils se disent d’autant plus « anti-CFA » que lorsqu’ils étaient hier au pouvoir, ils n’ont rien tenté pour en sortir car cela demandait d’avoir un certain courage politique pour s’opposer à la puissance de tutelle.

C’est le cas des partisans de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire. On peut lire dans leur journal quotidien La Voie-Originale du 25 avril 2017 un long article expliquant « pourquoi il faut se défaire du franc CFA ». Selon le rédacteur, « si les pays africains de la zone franc veulent se développer à l’instar des tigres d’Asie, ils doivent retrouver le contrôle de leur monnaie et s’en servir pour leur développement […] Les États membres de l’UEMOA et de la CEMAC ne peuvent pas mener une politique monétaire parce qu’ils sont pris dans l’engrenage du franc CFA et du Trésor Français […] à travers les banques coloniales. En Côte d’Ivoire par exemple, la SGBCI et la BICICI jouent pleinement le rôle des banques de France … ». En conclusion : « La France est pour ses ex-colonies, un véritable cancer dont il faut se débarrasser. »

Pourtant, le FPI et son dirigeant Laurent Gbagbo ont été au pouvoir durant de nombreuses années mais ils n’ont rompu ni avec les accords secrets de défense, ni avec le franc CFA. Aucune des banques françaises qualifiées de « coloniales », aucune entreprise française n’a été égratignée. Bien au contraire, c’est même Gbagbo qui, lorsqu’il céda le monopole du terminal à conteneurs du Port d’Abidjan à l’homme d’affaires français Bolloré, en 2004, s’était félicité du « partenariat gagnant-gagnant » (ce sont ses propres termes) entre eux deux. Alors, que valent les paroles de ces même gens-là aujourd’hui lorsqu’ils n’ont pas le pouvoir ?

Éviter le piège du nationalisme qui mène à l’impasse

Parmi les organisations qui essaient de se faire remarquer dans les réseaux sociaux comme le plus « anti franc CFA » il y a Urgences Panafricanistes (URPANAF). Cette ONG revendique plusieurs milliers de militants répartis dans plusieurs capitales africaines. Elle se fait aussi remarquer à travers des actions d’éclats médiatisées lors des sommets entre la France et les États de la zone CFA. Son dirigeant, Kémi Séba, promet de lancer une campagne de boycott des produits français au cas où son appel de mettre fin au franc CFA n’est pas entendu par les dirigeants. C’est essentiellement dans une fraction de la petite bourgeoisie urbaine des capitales africaines et dans celle de la diaspora africaine des pays occidentaux que se limite son discours.

Tous ces gens-là, prétendent parler au nom des intérêts des populations africaines en général, au nom du « développement de l’économie africaine » comme si tous les africains constituaient un bloc homogène ayant les mêmes intérêts. En réalité ils ne représentent tout au plus que les intérêts d’une fraction d’hommes d’affaires africains ainsi que les ambitions de quelques politiciens qui veulent un peu plus d’autonomie par rapport à l’État français pour mieux profiter d’une plus grande « souveraineté » de leur appareil d’État.

Les intérêts des travailleurs africains, des petits paysans et plus généralement de la population pauvre ne se trouvent pas sur le terrain de la souveraineté monétaire. Ce qui est important pour eux ce n’est pas la couleur de la monnaie avec laquelle ils sont payés mais de pouvoir vivre décemment du fruit de leur travail. Ils vivent misérablement car ils sont dominés et exploités par des capitalistes rapaces dont la seule préoccupation est de faire le maximum de profits. Les conditions d’existence des travailleurs Ghanéens, Guinéens ou Nigérians (pour ne citer que ces trois pays africains possédant chacun leur monnaie nationale) ne sont pas meilleures que celles de leurs frères sénégalais ou ivoiriens vivant en zone CFA. Ils sont tous exploités de la même manière et touchent des salaires de misère qui ne permettent pas de mener une vie décente.

C’est l’accumulation des richesses et des moyens de productions entre les mains d’une petite minorité d’un côté et l’aggravation de la misère pour le reste de la population laborieuse qui est la question à résoudre pour que le monde soit plus vivable pour la grande majorité. C’est le système capitaliste qui est responsable de cette misère. Il domine l’économie mondiale. Et tant que les travailleurs ne mettront pas fin à ce système profondément injuste, leurs conditions d’existence ne feront globalement que s’empirer.